Les Dépossédés - Ursula K. Le Guin

Il y avait un mur. Il ne semblait pas important.

Envie de lire de la science-fiction, envie d’idées très à gauche, de lire des romans écrits par des femmes. Ursula Le Guin semble être la réponse, et les Dépossédés, peut-être son roman le plus connu, est à l’intersection de toutes ces envies. Ça a commencé doucement, il m’a fallu du temps avant de savoir si j’aimais. Je l’ai lu lentement. Et puis d’un coup, un éclair de brillance, une scène lumineuse, puis une deuxième. J’ai dévoré la fin, et j’y pense encore beaucoup.

Sur une planète colonisée par des humains, Urras, un groupe de dissident.es décide de faire sécession et de s’installer sur la lune. La nouvelle colonie est baptisée Anarres. L’action des Dépossédés se déroule 200 ans après cette migration. Une société anarchiste est en place sur Anarres, Urras est restée capitaliste et divisée entre plusieurs états-nation. Quasiment aucun échange entre les deux groupes depuis deux siècles. Shevek, un scientifique d’Anarres, décide de venir sur Urras pour rétablir le contact et secouer les deux sociétés.

Il essaya de lire un manuel élémentaire d’économie, mais cela l’ennuya tellement qu’il fut incapable de le terminer ; c’était comme écouter quelqu’un faire le récit interminable d’un long rêve stupide. Il ne pouvait pas se forcer à comprendre comment fonctionnait les banques et le reste, parce que toutes les opérations du capitalisme lui paraissaient aussi dépourvues de sens que les rites d’une religion primitive, aussi barbares, aussi élaborées et aussi inutiles. p157

Si vous vous souvenez des lettres persannes, c’est le même scénario : un étranger débarque dans une société dont il ignore tout. Il est surpris par tout ce qu’il voit, et notamment par les personnes qu’il rencontre. Apprendre l’économie, pourquoi faire ? Au milieu du roman, je me suis demandé si je n’étais pas en train de lire un tract. J’avais du mal à voir le roman derrière le politique. Elle explique beaucoup, elle décrit beaucoup, on s’ennuie un peu. Mais progressivement, le roman se met en place.

Shevek, en rencontrant ces yeux, sut qu’il avait commis une faute impardonnable en oubliant cette fille et, à l’instant où il s’en apercevait, sut aussi qu’il avait été pardonné. Que la chance était avec lui. Que sa chance avait tourné. p210

C’est une fois qu’on s’est attaché aux personnages que la politique commence à taper fort. Son point de vue sur la naïveté du héros, et des anarchistes en général, est très bien amené.

La première nuit, dans cette pièce, il leur avait demandé d’un air méfiant et curieux : “Qu’allez-vous faire de moi ?” Il savait maintenant ce qu’ils avaient fait de lui. Chifoilisk lui avait dit clairement. Ils le possédaient. Il avait pensé marchander avec eux, une très naïve notion anarchiste. L’individu ne peut pas marchander avec l’Etat. L’Etat ne reconnaît d’autre monnaie que la puissance : et il frappe cette monnaie lui- même. p317

Et puis il a une grande manifestation. Des centaines de milliers de personnes, réunies pour lutter contre le pouvoir. Le héros s’approche du micro et prends la parole :

C’est notre souffrance qui nous réunit. Ce n’est pas l’amour. L’amour n’obéit pas à l’esprit, et se transforme en haine quand on le force. Le lien qui nous attache est au-delà du choix. Nous sommes frères. Nous sommes frères dans ce que nous partageons. Dans la douleur, que chacun d’entre nous doit supporter seul, dans la faim, dans la pauvreté, dans l’espoir, nous connaissons notre fraternité. Nous la connaissons, parce que nous avons dû l’apprendre. Nous savons qu’il n’y a pas d’autre aide pour nous que l’aide mutuelle, qu’aucune main ne nous sauvera si nous ne tendons pas la main nous-même. Et la main que vous tendez est vide, comme la mienne. Vous n’avez rien. Vous ne possédez rien. Vous êtes libre. Vous n’avez que ce que vous êtes, et ce que vous donnez. Je suis ici parce que vous voyez en moi la promesse, la promesse que nous avons faites il y a 200 ans dans cette ville - la promesse tenue. Car nous l’avons tenue, sur Anarres. Nous n’avons que notre liberté. Nous n’avons rien à vous donner que votre propre liberté. Nous n’avons comme loi que le principe d’aide mutuelle entre les individus. Nous n’avons comme gouvernement que le principe de l’association libre. Nous n’avons pas d’états, pas de nations, pas de présidents, pas de dirigeants, pas de chefs, pas de généraux, pas de patrons, pas de banquiers, pas de seigneurs, pas de salaires, pas d’aumônes, pas de police, pas de soldats, pas de guerres. Et nous avons peu d’autres choses. Nous partageons, nous ne possédons pas. Nous ne sommes pas prospères. Aucun d’entre nous n’est riche. Aucun d’entre nous n’est puissant. Si c’est Anarres que vous voulez, si c’est vers le futur que vous vous tournez, alors je vous dis qu’il faut aller vers lui les mains vides. Vous devez y aller seuls, et nus, comme l’enfant qui vient au monde, qui entre dans son propre futur, sans aucun passé, sans rien posséder, dont la vie dépend entièrement des autres gens. Vous ne pouvez pas prendre ce que vous n’avez pas donné, et c’est vous-même que vous devez donner. Vous ne pouvez pas acheter la Révolution. Vous ne pouvez pas faire la Révolution. Vous pouvez seulement être la Révolution. Elle est dans votre esprit, ou bien elle n’est nulle part. p348

C’est ce héros là que je veux. C’est cette énergie là que je cherche. Pas le meilleur roman de l’année, mais un vrai souffle. Je vais longtemps penser à cette tirade.

On n’a pas besoin de savoir nager pour reconnaître un poisson, ni de briller pour reconnaître une étoile. p195

Les Dépossédés, Ursula K. Le Guin, 1974, édition : Livre de poche