Changer sa vie sans changer le monde - Murray Bookchin

Depuis deux siècles, l’anarchisme, un ensemble d’idées autoritaires très oecuménique, s’est développé à la jonction de deux grandes tendances contradictoires : un engagement personnaliste en faveur de l’autonomie individuelle, et un engagement collectiviste en faveur de la liberté sociale.

C’était mon premier Bookchin, et c’est bien tombé : ce texte a résonné avec des questionnement personnels, j’en sors avec un peu plus de clarté. Je me suis demandé récemment pourquoi terme anarchie était devenu obsolète, pourquoi dans le milieu militant qui est le mien, personne ne se dit anarchiste. Bookchin a écrit ce texte en 1995, et déjà :

C’est le terme même d’anarchisme qui risque de devenir politiquement et socialement inoffensif, et de n’être plus rien qu’une marotte pour égayer les petits bourgeois jeunes et vieux. p50

Bookchin décrit ce qu’il appelle “anarchisme existentiel”, une évolution de l’anarchisme qui a abandonné la transformation de la société, pour se concentrer uniquement sur la transformation des modes de vie personnels. L’autonomie individuelle comme objectif, et non plus la liberté dans la société.

Ce texte est clairvoyant sur une évolution qui n’était qu’à son commencement. Au 21e siècle, quand on entend quelqu’un faire une référence à l’anarchie, il y a de fortes chances que ce soit un milliardaire libertarien. Ce matin j’ai lu un article sur un homme politique vénézuelien qui se définissait comme “anarcho-capitaliste”.

L’anarchie n’a pas seulement été vidée de son sens et récupérée par le capital, ses concepts sont aujourd’hui utilisés par les pires tenant du capitalisme dérégulé. Nos pires ennemis utilisent les mots de nos camarades. On ne peut plus se dire anarchiste aujourd’hui, c’est presque se présenter comme un connard égoiste et prétentieux.

Pour essayer de remettre les choses à leur place, Bookchin définit un anarchisme social, qu’il oppose totalement à l’anarchisme existentiel. Forcé de redonner les bases d’un militantisme libertaire de gauche, il définit au passage le communalisme, sa grande idée.

L’anarchisme social, à mon sens, est d’une tout autre étoffe : il s’agit d’un héritier des lumières, lucides quant aux limites et aux imperfections de celles-ci. Sa conception de la raison lui permet de célébrer la puissance de la pensée humaine sans déprécier pour autant la passion, l’extase, l’imagination, le jeu et l’art. Mais plutôt que de les réifier sous la forme de catégories brumeuses, il essaie de les intégrer à la vie quotidienne. Il défend la rationalité tout en refusant la rationalisation de l’expérience; la technologie tout en refusant la “mégamachine”; l’institutionnalisation sociale tout en combattant la domination de classe et la hiérarchie; une politique authentique basée sur une coordination confédérale de municipalités ou de communes et une démocratie directe d’individus en face à face, tout en s’opposant au parlementarisme et à l’Etat. Cette “commune des communes”, pour se servir ici d’un slogan traditionnel des anciennes révolutions, pourrait aussi être appelé communalisme. p101

Ils nous volent les mots au fur et à mesure, mais ils ne peuvent pas nous empêcher d’en créer de nouveaux. Nos idées resteront.

Changer sa vie sans changer le monde, Murray Bookchin, 1995, éditions: Agone